Pilule Rouge – « Remplir la première page de ma vie »

Je m’appelle Delphine. J’ai été adoptée et j’ai grandi en Belgique, où je suis arrivée le 29 mai 1985 à l’âge de3 mois et demi pour un poids de 3,600 Kg. Ma maman adoptive m’a toujours dit que j’étais en énorme sous poids, mais en excellente santé. Mon passeport indiquait étrangement que je voyageais seule… à 3 mois et demi !

J’ai toujours su que j’avais été adoptée, mes parents me l’ayant dit rapidement, dès que j’étais en âge de le comprendre et ma grand-mère maternelle s’amusait à le clamer haut et fort à tout qui elle rencontrait « vous voyez, cette fille est une adoption ».

De toute façon, cela ne pouvait s’ignorer lorsque l’on me voyait : je ne ressemblais en rien à mes parents, qui sont « physiquement belges ».

Je n’ai ni frère ni soeur en Belgique.

Depuis l’enfance, j’étais honteuse de mon adoption : « Delphine, tu viens d’un pays pauvre, tu dois avoir de la reconnaissance pour ceux qui t’ont sorti de la misère ». Dans mon âme d’enfant, « pays pauvre » faisait résonance à « pays sale », et donc « enfant sale » : la première page de ma vie étant blanche, mon immense imagination y a tout écrit des années durant. Pour la petite histoire, je me disais « ça aurait été mieux si j’étais née au Brésil car toutes les femmes y sont belles »… ah, l’enfance 😉

Mais à chaque fois, j’en revenais à la même conclusion : mon intuition me disait « Delphine, quelque chose cloche, on te ment » : étais-je l’objet d’un viol ? étais-je si affreuse que ma mère préférait se séparer de moi ? Etais-je la fille d’un chef de gang ? Et si j’avais été retrouvée dans une poubelle ? Et puis, il y avait cette image, floue, mais qui ne m’a jamais quittée, qui revenait parfois la nuit, parfois dans des angoisses, parfois sans être invitée : une pièce fort allongée, sombre, avec la lumière au bout, des barreaux aux fenêtres, des petits lits à barreau et moi, dans l’un d’eux, qui attends, totalement seule mais debout.

Une amie qui se rend souvent au Guatemala (elle a été adoptée et son dossier est l’un des pires, absolument tout est faux) a réussi à voir notre orphelinat : il ressemble mot pour mot à ce que mon intuition me mettait devant les yeux ! Et c’est à ce moment que j’ai appris que nous tous étions attachés aux barreaux des lits, dans cette pièce qui correspondait à ce que mon intuition me disait.

J’en parlais souvent, et mon père adoptif (avec qui je ne me suis jamais entendue et que je ne vois plus depuis le décès de ma maman adoptive en 2013) me disait « mais non, c’est ton imagination, que veux-tu te souvenir de ton pays, tu n’avais que 3 mois ».

J’ai eu des troubles alimentaires de mon début d’adolescence jusque décembre 2016 : je ne gardais pas ma nourriture, je pesais parfois 36 kg, j’étais, comme beaucoup disait, « une gamine née en colère » (de nature très solitaire et fort indépendante, je suis dotée d’une hypersensibilité qui fait que je ne me sens pas à ma place dans le monde tel qu’il est).

Mais en 2006, ma maman adoptive (qui est la femme de ma vie) est tombée dans le coma, et, avant d’aller la voir en soins intensifs, alors que je craignais de la perdre, je suis allée consulter mon dossier adoption qui prenait la poussière depuis trop longtemps au-dessus du meuble de la chambre de mes parents.

J’ai traduit à l’aide de Google (je ne parle malheureusement pas espagnol, ayant rejeté aussi la langue que j’ai détestée pendant de longues années) et j’ai réalisé que ma maman ne m’avait jamais menti : ma mère biologique, qui me ressemblait fort, m’avait apparemment vraiment amenée à l’orphelinat.

https://www.prensalibre.com/guatemala/comunitario/la-pregunta-que-jamas-tendra-una-respuesta-para-delphine-magnee/

J’ai commencé à accepter un peu plus facilement cet épisode et je n’avais qu’une seule hâte : retourner enfin au Guatemala.

Puis ma maman adoptive est décédée de sa maladie en 2013, ce fut mon second abandon, et j’ai coupé contact avec mon père adoptif, qui n’a fait que de me faire ressentir qu’il ne voulait pas vraiment de moi. Je me retrouvais désormais toute seule, mes grands-parents étant tous décédés, ma maman aussi et ayant fait choix de ne plus côtoyer du tout mon père. J’avais abandonné l’idée de retourner au Guatemala.

J’ai rencontré mon compagnon début 2017 et il m’a aidée à retrouver ma famille via Facebook. Alors enceinte de notre fille, j’ai appris que j’étais issue d’un trafic d’enfant : mon intuition était la bonne.
Tandis que certaines filles, encore fort en colère de la situation, ont fait le choix de mener une action en justice, ce que je salue, j’ai fait le choix de travailler sur moi et d’emprunter un autre chemin.

La résilience est l’une de mes forces, mon amour pour la vie, ma soif d’évoluer, d’apprendre, de découvrir, de vivre chaque jour comme s’il était le dernier me font avancer du côté du pardon. Et puis, pour ma maman adoptive, qui, j’en suis certaine, veille sur moi de là-haut, pour ma maman biologique qui veille surement, elle aussi, j’ai fait le choix de vivre intensément ma vie.

Mon compagnon et nos deux enfants sont désormais ma seule famille, mes enfants, mon seul sang, ont des traits physiques de moi : ils sont les premiers qui me ressemblent et que je peux serrer dans mes bras. Je peux enfin m’identifier à quelqu’un sur cette terre.

Lorsque j’ai mis au monde ma fille, que je l’ai serrée dans les bras, je me suis automatiquement posé des questions : « dans quel état se retrouve une maman à qui l’on vole le bébé ? » et l’inévitable question, malgré tout : « comment est-ce que l’on abandonne la chair de sa chair pour de l’argent ? ». Ceci dit, jamais je n’ai porté jugement sur ma maman biologique : elle m’a vendue, d’accord, mais je ne serai jamais dans sa peau, je n’ai pas vécu le malheur, la guerre, les bombes, le chantage, la pression…

Quand ma fille a eu 3 mois et demi, je n’ai pu m’empêcher de me voir en elle : elle souriait énormément : et moi, à 3 mois et demi, enchaînée et mal nourrie, à qui est-ce que je faisais des sourires ? Est-ce que l’on me répondait ? J’ai des contacts réguliers avec ma famille au Guatemala, mes neveux m’ont appelée « Tia » directement, mon frère aîné me parle beaucoup, on parle souvent de notre maman, décédée en 2015 : de ses 4 enfants, je suis celle qui lui ressemble le plus, et de caractère aussi à ce qu’il parait (ce qui n’est pas toujours simple pour mon compagnon, disons-le, lol).

On évite le sujet de mon adoption, j’ai l’impression qu’il s’en veut de cacher quelque chose, alors je ne le gêne jamais avec cela (pour l’anecdote, mon frère ainé est un complotiste aussi ). Mes frères et soeur m’appellent Fabiola, jamais Delphine : je sais que lorsque nous irons là-bas, je serai enfin Fabiola.

Mon imagination me raconte parfois celle que j’aurais pu être si j’avais grandi dans mon pays : avant, elle me contait que j’aurais peut-être été une prostituée, une droguée, une membre de gang, une tueuse ou tapée dans la mer ou que j’aurais tenté, comme ma mère a essayé, de fuir vers les Etats-Unis à la recherche d’un monde meilleur. Désormais, cette imagination a laissé place à une vie qui aurait pu être tout aussi chouette, avec un grand frère que j’aurais ennuyé jusqu’à pas d’heures et une soeur que j’aurais peut-être parfois jalousée et que j’aurais certainement imitée.

J’ai retenu que la population là-bas(j’ai tissé de beaux liens avec des personnes rencontrées lors de mes recherches), est certes matériellement pauvre, mais est humainement riche, elle se réunit autour de Dieu, de la Bible, de leur profonde attache à des valeurs que l’on ne retrouve pas forcément par ici, dans notre monde matérialiste.
De nature très spirituelle, il fut un temps où j’aurais dit que j’étais plus connectée à la nature qu’à l’Homme, que j’ai haï de nombreuses années durant.

Jamais conformiste, j’ai toujours refusé de rentrer dans le moule dans lequel on a voulu me façonner, j’étais encore « une gamine en colère devenue adulte, en colère x10 ». Plus connectée à l’Univers (et passionnée par lui car mon rêve de toujours était de devenir astrophysicienne) , à ce « quelque chose » qui nous guide, qui nous parle, j’ai désormais de la gratitude pour les ombres qui me constituent, elles me permettent de laisser passer la lumière.

Une chose est certaine, avant d’être Delphine, je suis Fabiola Catalan, celle qui m’a permis d’être la Delphine d’aujourd’hui, qui aime – enfin ! – l’humain, qui ne clame plus sa haine à tort et à travers.

Ma date de naissance, et donc d’anniversaire, est incertaine, mais je fais de chaque jour une fête.

Éléments factuels et officiels

Naissance (apparemment) le 15 février 1985 sous l’identité de Fabiola Catalan, fille de Mirna Catalan, à Lavarreda, zone 18 de la capitale du Guatemala, durant le conflit armé, plus précisément dans la Communauté « El Limon »1 :

  • J’avais appris que la Zone 18 du Guatemala était une zone détenue par les Gangs Mara Salvatrucha (MS13) et leurs rivaux, les Barrio18, ce qui donnait sens à mon ressenti depuis toujours : « ton adoption cache quelque chose ».
  • Les papiers officiels indiquent que ma mère m’aurait amenée spontanément dans un orphelinat, que j’aurais 3 frères et soeurs, discours que ma maman adoptive m’a toujours tenu également. Ma maman précisait parfois que « ça avait coûté fort cher » pour m’avoir…

Je décide de chercher ma famille biologique via une bouteille à la mer lancée sur Facebook en mai 2017 : post, traduit en espagnol et anglais avec le peu d’infos que j’ai de ma maman biologique et sa photo. Grâce à l’aide de mon compagnon qui rencontre, via Facebook, un homme qui s’occupe d’un foyer de jeunes de la Zone 18, mon post est partagé près de 10.000 fois au Guatemala.

Des centaines de personnes me contactent, des journalistes du pays viennent à moi et je fais l’objet de conversation de la capitale du Guatemala. Je suis interviewée par le « Pensa Libre », journal du pays, (et accessoirement par un journal écrit belge)… Grâce à l’immense entraide des gens, j’apprends, en l’espace de quelques jours, que ma maman biologique est décédée le 2 novembre 2015 (grâce à son numéro d’identité, une recherche RENAP (Registro Nacional de las Personas) peut s’effectuer par tout le monde), mais aussi que ma zone de naissance est détenue par des gang et que beaucoup d’enfants ont disparu dans les années 80.

Je retrouve finalement ma famille biologique : 2 frères et 1 soeur, âgés entre 53 et 45 ans… j’apprends que j’ai été conçue après le divorce de ma maman, je n’ai aucune donnée quant à mon père biologique… Mon frère aîné m’annonce « qu’après mon départ en Europe, ils ont reçu une somme d’argent et ont pu déménager dans un endroit un peu plus grand ».

Intrigues sur les conditions de mon adoption

Je commence à m’interroger…

  • Il est indiqué que je voyage seule (à l’âge de 3 mois et demi) sur le passeport ;
  • Enceinte de notre fille en 2018, j’ai besoin de mon extrait d’acte de naissance pour les formalités de naissance en Belgique, je contacte donc des amis du Guatemala pour qu’ils effectuent une recherche RENAP sur moi, vu je suis en possession de mon numéro d’identité au Guatemala : il n’existe pas, je n’existe pas. Je ne suis enregistrée nulle part…

Durant mes recherches en 2017, je fais la connaissance de plusieurs personnes adoptées de mon pays : nos parents sont tous passés par la même association « Hacer Puente ». Les dossiers font ressortir les étrangetés suivantes :

  • Nos parents adoptifs ont tous dû effectuer des virements sur un compte bancaire aux Etats-Unis ;
  • Certains enfants ont des parents inscrits dans le dossier qui n’existent pas ;
  • Certains enfants n’ont jamais été enregistré au RENAP du Guatemala (et n’existent purement et simplement pas, comme c’est mon cas) ;
  • Certains existent encore en tant qu’habitant dans le pays en 2009, alors qu’ils vivent en Belgique depuis les années 80 ;
  • Nous avons les mêmes témoins inscrits dans nos dossiers d’adoption ;

Cela concerne des milliers d’enfants à travers le monde dont la plupart a été adoptée vers les USA mais la Belgique est impliquée dans l’adoption illégale : Enfants volés à leur mère à l’hôpital, prétextés morts à la naissance ou vendus comme c’est le cas, apparemment, pour moi. Les papiers transmis aux parents ont une allure officielle, mais quand on fouille, il y a des incohérences : plusieurs enfants ont le nom d’une même mère supposée, des enfants ont des noms de mère qui n’existe purement pas du tout.

Je n’ai aucun plus aucun doute concernant la mienne :

  • L’identité de ma maman est la bonne ;
  • Je suis son portrait craché ;
  • Mon frère aîné me confirme qu’il avait 17 ans quand je suis née, qu’il insistait pour que ma mère me garde, mais que j’ai rapidement été confiée à un orphelinat et qu’ils ont pu, en suite de mon adoption vers l’Europe (ils n’ont jamais su dans quel pays précisément), déménager dans un endroit plus grand et plus adapté ;

Ce que mon histoire m’a enseigné

Pour toutes ces raisons, je ne peux pas être insensible au trafic d’êtres humains qui continue à travers le monde.
Quand je vois les images, les photos des enfants à la frontière américaine, je ne peux pas m’empêcher de me reconnaitre à travers eux : on a le même sang, on vient de la même terre, on a les mêmes racines et j’aurais pu connaitre le même sort.
Je suis déçue de constater que les gens sont insensibles, ont banalisé l’espèce humaine et les horreurs qu’on peut leur faire subir.
Je veux aussi prouver que même s’il y a pire que moi, j’ai trimballé un paquet tout noir pendant fort longtemps et ai été sous le choc d’apprendre que j’avais été vendue.

J’en ai souffert, j’en ai chialé, j’en suis devenue une véritable machine à haïr et je ne voulais jamais d’enfant : la vie, même si je l’aimais, n’était pas un cadeau, « regardez-vous, c’est à cause de vous qu’on en est là ». Et je suis désormais la maman de deux enfants que je défendrai à corps et âme.

Au fil du temps, j’ai appris, j’ai compris, j’ai voulu faire sortir cette bête noire qui me hantait. Je pense y être parvenue et je suis désormais en accord avec moi-même : à mon sens, nous sommes la solution de nos propres maux, et l’Univers nous aide, nous appelle.

J’avais le choix : vivre dans la haine, dans l’accusation, ou vivre dans la paix et la bienveillance.

Toujours spirituelle, toujours accrochée à l’Univers, à Dieu4, j’ai espoir que tout cela cesse, je le visualise et l’appelle de mes prières chaque soir.

Plus jamais cela.

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