NDLR : Dans son dernier live, Alexis pointe du doigt cet article fondateur datant de 2016 et rédigé par le journaliste Seymour Hersch (prix Pulitzer 1970). Cet article établit que l'armée américaine a coopéré avec l'armée syrienne au cours de la guerre en Syrie, pour s'opposer au camp des mondialistes. Nous le traduisons en Français pour que vous puissiez en prendre connaissance.
(Paru le 7 janvier 2016)
L’insistance répétée de Barack Obama sur le fait que Bachar el-Assad doit quitter le pouvoir – et qu’il existe en Syrie des groupes rebelles « modérés » capables de le vaincre – a provoqué ces dernières années une dissidence discrète, voire une opposition ouverte, parmi certains des officiers les plus hauts placés de l’état-major interarmées du Pentagone. Leurs critiques se sont concentrées sur ce qu’ils considèrent comme la fixation de l’administration sur le principal allié d’Assad, Vladimir Poutine. Selon eux, Obama est captif de la pensée de la guerre froide concernant la Russie et la Chine, et n’a pas adapté sa position sur la Syrie au fait que les deux pays partagent l’inquiétude de Washington concernant la propagation du terrorisme en Syrie et au-delà ; comme Washington, ils pensent que l’État islamique doit être arrêté.
La résistance de l’armée remonte à l’été 2013, lorsqu’une évaluation hautement confidentielle, réalisée par la Defense Intelligence Agency (DIA) et les chefs d’état-major interarmées, alors dirigés par le général Martin Dempsey, prévoyait que la chute du régime Assad conduirait au chaos et, potentiellement, à la prise de contrôle de la Syrie par des extrémistes djihadistes, à l’instar de ce qui se passait alors en Libye. Un ancien conseiller principal des chefs d’état-major m’a dit que le document était une évaluation « toutes sources », s’appuyant sur des informations provenant de signaux, de satellites et de renseignements humains, et qu’il voyait d’un mauvais œil l’insistance de l’administration Obama à continuer à financer et à armer les groupes rebelles dits modérés. À cette époque, la CIA conspirait depuis plus d’un an avec des alliés au Royaume-Uni, en Arabie saoudite et au Qatar pour expédier des armes et des marchandises – devant servir au renversement d’Assad – de la Libye, via la Turquie, vers la Syrie. La nouvelle estimation des renseignements désigne la Turquie comme un obstacle majeur à la politique syrienne d’Obama. Le document montre, selon le conseiller, « que ce qui avait commencé comme un programme américain secret visant à armer et à soutenir les rebelles modérés luttant contre Assad avait été coopté par la Turquie et s’était transformé en un programme technique, d’armement et de logistique généralisé pour toute l’opposition, y compris Jabhat al-Nusra et l’État islamique. Les soi-disant modérés s’étaient évaporés et l’Armée syrienne libre était un groupe arrière stationné sur une base aérienne en Turquie ». Le bilan était sombre : il n’y avait pas d’opposition « modérée » viable à Assad, et les États-Unis armaient les extrémistes.
Le lieutenant général Michael Flynn, directeur de la DIA entre 2012 et 2014, a confirmé que son agence avait envoyé un flux constant d’avertissements classifiés aux dirigeants civils sur les conséquences désastreuses d’un renversement d’Assad. Les djihadistes, a-t-il dit, contrôlaient l’opposition. La Turquie ne faisait pas assez pour arrêter la contrebande de combattants étrangers et d’armes à travers la frontière. Si le public américain voyait les renseignements que nous produisons quotidiennement, au niveau le plus sensible, il deviendrait fou », m’a dit Flynn. Nous avons compris la stratégie à long terme de l’Etat Islamique et ses plans de campagne, et nous avons également discuté du fait que la Turquie fermait les yeux sur la croissance de l’État-Islamique en Syrie ». Les rapports de la DIA, dit-il, « ont reçu un énorme retour de bâton » de la part de l’administration Obama. ‘J’avais l’impression qu’ils ne voulaient pas entendre la vérité’.
Notre politique d’armement de l’opposition à Assad n’a pas été couronnée de succès et a même eu un impact négatif », a déclaré l’ancien conseiller du JCS (Comité des chefs d’état-major interarmées) . ‘Les chefs d’état-major pensaient qu’Assad ne devait pas être remplacé par des fondamentalistes. La politique de l’administration était contradictoire. Ils voulaient qu’Assad parte mais l’opposition était dominée par des extrémistes. Alors qui allait le remplacer ? Dire qu’Assad doit partir, c’est bien, mais si vous allez jusqu’au bout – donc n’importe qui est mieux. C’est le problème du « n’importe qui d’autre est mieux » que le JCS avait avec la politique d’Obama’. Les chefs d’état-major ont estimé qu’une contestation directe de la politique d’Obama aurait ‘eu zéro chance de succès’. Ils ont donc décidé à l’automne 2013 de prendre des mesures contre les extrémistes sans passer par les canaux politiques, en fournissant des renseignements américains aux armées d’autres nations, étant entendu qu’ils seraient transmis à l’armée syrienne et utilisés contre l’ennemi commun, Jabhat al-Nusra et l’État islamique.
L’Allemagne, Israël et la Russie étaient en contact avec l’armée syrienne, et en mesure d’exercer une certaine influence sur les décisions d’Assad – c’est par leur intermédiaire que les renseignements américains seraient partagés. Chacun avait ses raisons de coopérer avec Assad : l’Allemagne craignait ce qui pourrait se passer au sein de sa propre population de six millions de musulmans si l’État islamique se développait ; Israël était préoccupé par la sécurité des frontières ; la Russie avait une alliance de très longue date avec la Syrie, et s’inquiétait de la menace qui pesait sur sa seule base navale en Méditerranée, à Tartous. Nous n’avions pas l’intention de nous écarter des politiques déclarées d’Obama », a déclaré le conseiller. Mais partager nos évaluations via les relations entre militaires avec d’autres pays pourrait s’avérer productif. Il était clair qu’Assad avait besoin de meilleurs renseignements tactiques et de conseils opérationnels. Le JCS a conclu que si ces besoins étaient satisfaits, la lutte globale contre le terrorisme islamiste s’en trouverait renforcée. Obama ne le savait pas, mais Obama ne sait pas ce que le JCS fait dans toutes les circonstances et c’est le cas de tous les présidents ».
Une fois que le flux de renseignements américains a commencé, l’Allemagne, Israël et la Russie ont commencé à transmettre des informations sur les lieux et les intentions des groupes djihadistes radicaux à l’armée syrienne ; en retour, la Syrie a fourni des informations sur ses propres capacités et intentions. Il n’y a pas eu de contact direct entre les États-Unis et l’armée syrienne ; au lieu de cela, a déclaré le conseiller, « nous avons fourni les informations – y compris des analyses à long terme sur l’avenir de la Syrie élaborées par des entrepreneurs ou l’une de nos écoles de guerre – et ces pays pouvaient en faire ce qu’ils voulaient, y compris les partager avec Assad. Nous disions aux Allemands et aux autres : « Voici des informations plutôt intéressantes et notre intérêt est mutuel. » Fin de la conversation. Le JCS pouvait en conclure que quelque chose de bénéfique en découlerait – mais c’était une chose de militaire à militaire, et non une sorte de sinistre complot des chefs d’état-major pour contourner Obama et soutenir Assad. C’était bien plus malin que cela. Si Assad reste au pouvoir, ce ne sera pas parce que nous l’avons fait. C’est parce qu’il a été assez intelligent pour utiliser les renseignements et les conseils tactiques judicieux que nous avons fournis aux autres.
L’histoire publique des relations entre les États-Unis et la Syrie au cours des dernières décennies a été marquée par l’inimitié. Assad a condamné les attentats du 11 septembre, mais s’est opposé à la guerre d’Irak. George W. Bush n’a cessé d’associer la Syrie aux trois membres de son « axe du mal » – l’Irak, l’Iran et la Corée du Nord – tout au long de sa présidence. Les communications internes du Département d’État rendues publiques par WikiLeaks (WIKI) montrent que l’administration Bush a tenté de déstabiliser la Syrie et que ces efforts se sont poursuivis pendant les années Obama. En décembre 2006, William Roebuck, alors en charge de l’ambassade américaine à Damas, a déposé une analyse des « vulnérabilités » du gouvernement Assad et a énuméré des méthodes « qui amélioreront la probabilité » d’opportunités de déstabilisation. Il recommandait à Washington de collaborer avec l’Arabie saoudite et l’Égypte afin d’accroître les tensions sectaires et de faire connaître les » efforts syriens contre les groupes extrémistes » – Kurdes dissidents et factions sunnites radicales – » d’une manière qui suggère une faiblesse, des signes d’instabilité et un retour de flamme incontrôlé « . Il recommandait également d’encourager » l’isolement de la Syrie » par le biais du soutien américain au Front du salut national, dirigé par Abdul Halim Khaddam, ancien vice-président syrien dont le gouvernement en exil à Riyad était parrainé par les Saoudiens et les Frères musulmans. Un autre câble de 2006 a montré que l’ambassade avait dépensé 5 millions de dollars pour financer des dissidents qui se présentaient comme candidats indépendants à l’Assemblée du peuple ; les paiements ont été maintenus même après qu’il soit devenu clair que les services de renseignement syriens étaient au courant de ce qui se passait. Un câble de 2010 avertissait que le financement d’un réseau de télévision basé à Londres et dirigé par un groupe d’opposition syrien serait considéré par le gouvernement syrien « comme un geste secret et hostile envers le régime ».
Mais il existe également une histoire parallèle de coopération obscure entre la Syrie et les États-Unis au cours de la même période. Les deux pays ont collaboré contre Al-Qaïda, leur ennemi commun. Un consultant de longue date du Commandement des opérations spéciales conjointes a déclaré qu’après le 11 septembre 2001, « Bachar nous a été, pendant des années, extrêmement utile alors que, à mon avis, nous étions grossiers en retour, et maladroits dans notre utilisation de l’or qu’il nous donnait. Cette coopération discrète s’est poursuivie chez certains éléments, même après la décision [de l’administration Bush] de le vilipender ». En 2002, Assad a autorisé les services de renseignements syriens à remettre des centaines de dossiers internes sur les activités des Frères musulmans en Syrie et en Allemagne. Plus tard cette année-là, les services de renseignements syriens ont déjoué une attaque d’Al-Qaïda contre le quartier général de la cinquième flotte de la marine américaine à Bahreïn, et Assad a accepté de fournir à la CIA le nom d’un informateur essentiel d’Al-Qaïda. En violation de cet accord, la CIA a contacté directement l’informateur ; celui-ci a rejeté l’approche et a rompu les relations avec ses manipulateurs syriens. Assad a également remis secrètement aux États-Unis des proches de Saddam Hussein qui avaient trouvé refuge en Syrie et – comme les alliés de l’Amérique en Jordanie, en Égypte, en Thaïlande et ailleurs – a torturé des terroristes présumés pour la CIA dans une prison de Damas.
C’est cette histoire de coopération qui a fait qu’il semblait possible en 2013 que Damas accepte le nouvel arrangement indirect de partage de renseignements avec les États-Unis. Les chefs d’état-major ont fait savoir qu’en retour, les États-Unis exigeraient quatre choses : Assad doit empêcher le Hezbollah d’attaquer Israël ; il doit reprendre les négociations bloquées avec Israël pour parvenir à un règlement sur le plateau du Golan (WIKI) ; il doit accepter les conseillers militaires russes et d’autres pays extérieurs ; et il doit s’engager à organiser des élections ouvertes après la guerre en incluant un large éventail de factions. Nous avons eu des réactions positives de la part des Israéliens, qui étaient prêts à envisager l’idée, mais ils avaient besoin de savoir quelle serait la réaction de l’Iran et de la Syrie », m’a dit le conseiller du JCS. Les Syriens nous ont dit qu’Assad ne prendrait pas une décision unilatéralement – il avait besoin du soutien de ses alliés militaires et alaouites. L’inquiétude d’Assad était qu’Israël dise oui puis ne respecte pas sa part du marché.’ Un conseiller principal du Kremlin sur les affaires du Moyen-Orient m’a dit que fin 2012, après avoir subi une série de revers sur le champ de bataille et de défections militaires, Assad avait approché Israël via un contact à Moscou et proposé de rouvrir les pourparlers sur le plateau du Golan. Les Israéliens avaient rejeté l’offre. »Ils ont dit : »Assad est fini », m’a dit le fonctionnaire russe. »Il est proche de la fin. » Il a ajouté que les Turcs avaient dit la même chose à Moscou. Au milieu de l’année 2013, cependant, les Syriens pensaient que le pire était derrière eux, et voulaient avoir l’assurance que les Américains et les autres étaient sérieux dans leurs offres d’aide.
Au début des pourparlers, dit le conseiller, les chefs d’état-major ont essayé d’établir ce dont Assad avait besoin comme signe de leurs bonnes intentions. La réponse a été envoyée par l’un des amis d’Assad : « Apportez-lui la tête du prince Bandar ». Les chefs d’état-major ne se sont pas exécutés. Bandar bin Sultan a servi l’Arabie saoudite pendant des décennies dans les domaines du renseignement et de la sécurité nationale, et a passé plus de vingt ans comme ambassadeur à Washington. Ces dernières années, il a été connu comme un défenseur de la destitution d’Assad par tous les moyens. Apparemment en mauvaise santé, il a démissionné l’année dernière de son poste de directeur du Conseil national de sécurité saoudien, mais l’Arabie saoudite reste un important fournisseur de fonds à l’opposition syrienne, estimés par les services de renseignement américains l’année dernière à 700 millions de dollars.
En juillet 2013, les chefs d’état-major ont trouvé un moyen plus direct de montrer à Assad à quel point ils voulaient sérieusement l’aider. À ce moment-là, le flux secret d’armes de la Libye vers l’opposition syrienne, via la Turquie, parrainé par la CIA, était en cours depuis plus d’un an (il a commencé quelque temps après la mort de Kadhafi (WIKI) le 20 octobre 2011). L’opération était en grande partie gérée depuis une annexe secrète de la CIA à Benghazi, avec l’assentiment du département d’État. Le 11 septembre 2012, l’ambassadeur des États-Unis en Libye, Christopher Stevens, a été tué lors d’une manifestation anti-américaine qui a conduit à l’incendie du consulat américain à Benghazi ; des reporters du Washington Post ont trouvé des copies de l’agenda de l’ambassadeur dans les ruines du bâtiment. On y voyait que le 10 septembre, Stevens avait rencontré le chef de l’opération annexe de la CIA. Le lendemain, peu avant sa mort, il a rencontré un représentant d’Al-Marfa Shipping and Maritime Services, une société basée à Tripoli qui, selon le conseiller du JCS, était connue par l’état-major interarmées pour s’occuper des expéditions d’armes.
À la fin de l’été 2013, l’évaluation de la DIA avait été largement diffusée, mais bien que de nombreux membres de la communauté du renseignement américaine étaient conscients que l’opposition syrienne était dominée par des extrémistes, les armes parrainées par la CIA continuaient à arriver, présentant un problème permanent pour l’armée d’Assad. Le stock de Kadhafi avait créé un marché aux puces international d’armes, mais les prix étaient élevés. Il n’y avait aucun moyen d’arrêter les livraisons d’armes qui avaient été autorisées par le président », a déclaré le conseiller du JCS. La solution consistait à faire appel au porte-monnaie. La CIA a été approchée par un représentant des chefs d’état-major interarmées avec une suggestion : il y avait des armes bien moins coûteuses disponibles dans les arsenaux turcs qui pouvaient atteindre les rebelles syriens en quelques jours, et sans avoir à prendre le bateau. Mais la CIA n’a pas été la seule à en profiter. ‘Nous avons travaillé avec des Turcs en qui nous avions confiance et qui n’étaient pas loyaux envers Erdoğan (WIKI)’, a déclaré le conseiller, ‘et nous avons obtenu qu’ils envoient aux djihadistes en Syrie toutes les armes obsolètes de l’arsenal, y compris des carabines M1 (WIKI) qui n’avaient pas été vues depuis la guerre de Corée et beaucoup d’armes soviétiques. C’était un message qu’Assad pouvait comprendre : « Nous avons le pouvoir de réduire une politique présidentielle à néant. »‘
Le flux de renseignements américains vers l’armée syrienne, et la baisse de la qualité des armes fournies aux rebelles, sont intervenus à un moment critique. L’armée syrienne avait subi de lourdes pertes au printemps 2013 dans les combats contre Jabhat al-Nusra et d’autres groupes extrémistes alors qu’elle ne parvenait pas à tenir la capitale provinciale de Raqqa (WIKI). Des raids sporadiques de l’armée et de l’aviation syriennes se sont poursuivis dans la région pendant des mois, sans grand succès, jusqu’à ce qu’il soit décidé de se retirer de Raqqa et d’autres zones difficiles à défendre et faiblement peuplées au nord et à l’ouest, et de se concentrer plutôt sur la consolidation de l’emprise du gouvernement sur Damas et les zones fortement peuplées reliant la capitale à Lattaquié au nord-est. Mais alors que l’armée gagnait en puissance avec le soutien des chefs d’état-major, l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie ont intensifié leur financement et leur armement de Jabhat al-Nusra et de l’État islamique, qui, fin 2013, avaient réalisé d’énormes gains des deux côtés de la frontière Syrie/Irak. Les rebelles non fondamentalistes restants se sont retrouvés à mener – et à perdre – des batailles rangées contre les extrémistes. En janvier 2014, IS (l’Etat Islamique) a pris à al-Nusra le contrôle total de Raqqa et des zones tribales qui l’entourent et a fait de la ville sa base. Assad contrôlait toujours 80 % de la population syrienne, mais il avait perdu une grande partie du territoire.
Les efforts de la CIA pour former les forces rebelles modérées échouaient également gravement. Le camp d’entraînement de la CIA se trouvait en Jordanie et était contrôlé par un groupe tribal syrien », a déclaré le conseiller du JCS. On soupçonnait que certains de ceux qui s’inscrivaient à l’entraînement étaient en fait des réguliers de l’armée syrienne, moins leurs uniformes. Cela s’était déjà produit auparavant, au plus fort de la guerre en Irak, lorsque des centaines de membres de milices chiites s’étaient présentés dans des camps d’entraînement américains pour recevoir de nouveaux uniformes, des armes et quelques jours de formation, puis avaient disparu dans le désert. Un programme de formation distinct, mis en place par le Pentagone en Turquie, n’a pas connu un meilleur sort. Le Pentagone a reconnu en septembre que seules « quatre ou cinq » de ses recrues combattaient encore l’État islamique ; quelques jours plus tard, 70 d’entre elles ont fait défection au profit de Jabhat al-Nusra immédiatement après avoir traversé la frontière syrienne.
En janvier 2014, désespéré par l’absence de progrès, John Brennan, le directeur de la CIA, a convoqué les chefs du renseignement américains et arabes sunnites de tout le Moyen-Orient à une réunion secrète à Washington, dans le but de persuader l’Arabie saoudite de cesser de soutenir les combattants extrémistes en Syrie. Les Saoudiens nous ont dit qu’ils étaient heureux d’écouter », a déclaré le conseiller du JCS, « alors tout le monde s’est assis à Washington pour entendre Brennan leur dire qu’ils devaient se rallier aux soi-disant modérés. Son message était que si tout le monde dans la région cessait de soutenir Al-Nusra et l’État-Islamique, leurs munitions et leurs armes se tariraient, et les modérés l’emporteraient’. Le message de Brennan a été ignoré par les Saoudiens, a déclaré le conseiller, qui « sont rentrés chez eux et ont augmenté leurs efforts auprès des extrémistes et nous ont demandé plus de soutien technique. Et nous disons OK, et il s’avère donc que nous finissons par renforcer les extrémistes ».
Mais les Saoudiens étaient loin d’être le seul problème : les services de renseignement américains avaient accumulé des interceptions et des renseignements humains démontrant que le gouvernement d’Erdoğan soutenait Jabhat al-Nusra depuis des années, et faisait maintenant de même pour l’État Islamique. Nous pouvons gérer les Saoudiens », a déclaré le conseiller. Nous pouvons gérer les Frères musulmans. Vous pouvez faire valoir que tout l’équilibre au Moyen-Orient repose sur une forme de destruction mutuelle assurée entre Israël et le reste du Moyen-Orient, et que la Turquie peut perturber cet équilibre – ce qui est le rêve d’Erdoğan. Nous lui avons dit que nous voulions qu’il ferme le pipeline des djihadistes étrangers qui affluent en Turquie. Mais il rêve grand – de restaurer l’Empire ottoman – et il n’a pas réalisé à quel point il pouvait y parvenir.
L’une des constantes dans l’histoire des affaires américaines depuis la chute de l’Union soviétique a été une relation de militaire à militaire avec la Russie. Après 1991, les États-Unis ont dépensé des milliards de dollars pour aider la Russie à sécuriser son complexe d’armes nucléaires, y compris une opération conjointe hautement secrète visant à retirer l’uranium de qualité militaire de dépôts de stockage non sécurisés au Kazakhstan. Les programmes conjoints de surveillance de la sécurité des matériaux de qualité militaire se sont poursuivis pendant les deux décennies suivantes. Pendant la guerre américaine contre l’Afghanistan, la Russie a fourni des droits de survol aux transporteurs de fret et aux pétroliers américains, ainsi qu’un accès pour le flux d’armes, de munitions, de nourriture et d’eau dont la machine de guerre américaine avait besoin quotidiennement. L’armée russe a fourni des renseignements sur les allées et venues d’Oussama Ben Laden et a aidé les États-Unis à négocier les droits d’utilisation d’une base aérienne au Kirghizstan. Les chefs d’état-major ont été en communication avec leurs homologues russes tout au long de la guerre en Syrie, et les liens entre les deux armées commencent au sommet. En août, quelques semaines avant son départ à la retraite en tant que président des chefs d’état-major interarmées, Dempsey a effectué une visite d’adieu au quartier général des forces de défense irlandaises à Dublin et a déclaré à son auditoire qu’il avait tenu, pendant son mandat, à rester en contact avec le chef de l’état-major général russe, le général Valery Gerasimov. Je lui ai suggéré que nous ne terminions pas nos carrières comme nous les avions commencées », a déclaré Dempsey, l’un commandant de chars en Allemagne de l’Ouest, l’autre à l’Est.
Lorsqu’il s’agit de s’attaquer à l’État islamique, la Russie et les États-Unis ont beaucoup à s’offrir mutuellement. De nombreux membres de la direction et du rang de l’IS ont combattu pendant plus de dix ans contre la Russie lors des deux guerres de Tchétchénie qui ont débuté en 1994, et le gouvernement Poutine est fortement investi dans la lutte contre le terrorisme islamiste. La Russie connaît les dirigeants de l’Etat Islamique », a déclaré le conseiller du JCS, « elle connaît ses techniques opérationnelles et a beaucoup de renseignements à partager ». En retour, a-t-il ajouté, « nous avons d’excellents formateurs avec des années d’expérience dans la formation de combattants étrangers – une expérience que la Russie n’a pas ». Le conseiller n’a pas voulu discuter de ce que les services de renseignement américains sont également censés posséder : une capacité à obtenir des données de ciblage, souvent en payant d’énormes sommes d’argent, auprès de sources au sein des milices rebelles.
Un ancien conseiller de la Maison Blanche pour les affaires russes m’a dit qu’avant le 11 septembre, Poutine « nous disait : « Nous faisons les mêmes cauchemars à des endroits différents ». Il faisait référence à ses problèmes avec le califat en Tchétchénie et à nos premiers problèmes avec Al-Qaïda. Ces jours-ci, après l’attentat à la bombe du Metrojet au-dessus du Sinaï (WIKI) et les massacres à Paris et ailleurs, il est difficile d’éviter la conclusion que nous avons en fait les mêmes cauchemars à propos des mêmes endroits ».
Pourtant, l’administration Obama continue de condamner la Russie pour son soutien à Assad. Un diplomate de haut rang à la retraite qui a travaillé à l’ambassade des États-Unis à Moscou a exprimé sa sympathie pour le dilemme d’Obama en tant que leader de la coalition occidentale opposée à l’agression de la Russie contre l’Ukraine : « L’Ukraine est un problème sérieux et Obama l’a traité fermement avec des sanctions. Mais notre politique vis-à-vis de la Russie est trop souvent peu ciblée. Mais il ne s’agit pas de nous en Syrie. Il s’agit de s’assurer que Bashar ne perde pas. La réalité est que Poutine ne veut pas voir le chaos en Syrie s’étendre à la Jordanie ou au Liban, comme il l’a fait en Irak, et il ne veut pas voir la Syrie finir aux mains de l’État Islamique. La chose la plus contre-productive qu’Obama ait faite, et qui a beaucoup nui à nos efforts pour mettre fin aux combats, a été de dire : « Assad doit partir comme prémisse à la négociation. »‘ Il s’est également fait l’écho d’une opinion défendue par certains au Pentagone lorsqu’il a fait allusion à un facteur collatéral derrière la décision de la Russie de lancer des frappes aériennes en soutien à l’armée syrienne le 30 septembre : le désir de Poutine d’empêcher Assad de subir le même sort que Kadhafi. On lui avait dit que Poutine avait regardé trois fois une vidéo de la mort sauvage de Kadhafi, une vidéo qui le montre en train d’être sodomisé à la baïonnette. Le conseiller du JCS m’a également parlé d’une évaluation des services de renseignement américains qui concluait que Poutine avait été consterné par le sort de Kadhafi : « Poutine s’en voulait d’avoir laissé partir Kadhafi, de ne pas avoir joué un rôle fort dans les coulisses » à l’ONU lorsque la coalition occidentale faisait pression pour être autorisée à entreprendre les frappes aériennes qui ont détruit le régime. Poutine pensait que s’il ne s’engageait pas, Bachar subirait le même sort – mutilé – et qu’il verrait la destruction de ses alliés en Syrie ».
Dans un discours prononcé le 22 novembre, Obama a déclaré que les « principales cibles » des frappes aériennes russes « ont été l’opposition modérée ». C’est une ligne de conduite dont l’administration – ainsi que la plupart des grands médias américains – s’est rarement écartée. Les Russes insistent sur le fait qu’ils visent tous les groupes rebelles qui menacent la stabilité de la Syrie – y compris l’État Islamique. Le conseiller du Kremlin pour le Moyen-Orient a expliqué dans une interview que la première série de frappes aériennes russes visait à renforcer la sécurité autour d’une base aérienne russe à Lattaquié, un bastion alaouite (WIKI). L’objectif stratégique, a-t-il dit, a été d’établir un corridor exempt de djihadistes de Damas à Lattaquié et à la base navale russe de Tartous, puis de déplacer progressivement l’axe des bombardements vers le sud et l’est, avec une plus grande concentration des missions de bombardement sur le territoire tenu par l’Etats Islamique. Des frappes russes sur des cibles de l’Etat Islamique à Raqqa (WIKI) et dans ses environs ont été signalées dès le début du mois d’octobre ; en novembre, d’autres frappes ont eu lieu sur des positions de l’Etat Islamique près de la ville historique de Palmyre et dans la province d’Idlib, un bastion âprement disputé à la frontière turque.
Les incursions russes dans l’espace aérien turc ont commencé peu après que Poutine ait autorisé les bombardements, et l’armée de l’air russe a déployé des systèmes de brouillage électronique qui ont interféré avec les radars turcs. Selon le conseiller du JCS, le message envoyé à l’armée de l’air turque était le suivant : « Nous allons faire voler nos avions de combat où nous voulons et quand nous voulons et brouiller votre radar. Ne vous frottez pas à nous. Poutine faisait savoir aux Turcs à quoi ils s’exposaient ». L’agression de la Russie a donné lieu à des plaintes turques et à des démentis russes, ainsi qu’à des patrouilles frontalières plus agressives de la part de l’armée de l’air turque. Il n’y a pas eu d’incidents significatifs jusqu’au 24 novembre, lorsque deux chasseurs F-16 turcs, agissant apparemment selon des règles d’engagement plus agressives, ont abattu un jet russe Su-24M qui avait traversé l’espace aérien turc pendant pas plus de 17 secondes. Dans les jours qui ont suivi l’abattage du chasseur, Obama a exprimé son soutien à Erdoğan et, après leur rencontre en privé le 1er décembre, il a déclaré lors d’une conférence de presse que son gouvernement restait « très attaché à la sécurité et à la souveraineté de la Turquie ». Il a déclaré que tant que la Russie resterait alliée d’Assad, « de nombreuses ressources russes continueront d’être dirigées vers les groupes d’opposition […] que nous soutenons […]. Je ne pense donc pas que nous devions nous faire d’illusions sur le fait que, d’une manière ou d’une autre, la Russie commence à frapper uniquement des cibles de l’Etat Islamique. Ce n’est pas ce qui se passe actuellement. Cela ne s’est jamais produit. Cela ne va pas se produire dans les prochaines semaines’.
Le conseiller du Kremlin pour le Moyen-Orient, comme les chefs d’état-major et la DIA, rejette les « modérés » qui ont le soutien d’Obama, les considérant comme des groupes islamistes extrémistes qui combattent aux côtés de Jabhat al-Nusra et de l’Etat Islamique (« Il n’est pas nécessaire de jouer sur les mots et de diviser les terroristes en modérés et non modérés », a déclaré Poutine dans un discours le 22 octobre). Les généraux américains les considèrent comme des milices épuisées qui ont été obligées de faire un compromis avec Jabhat al-Nusra ou l’Etat islamique pour survivre. Fin 2014, Jürgen Todenhöfer, un journaliste allemand qui a été autorisé à passer dix jours à parcourir les territoires détenus par l’Etat Islamique en Irak et en Syrie, a déclaré à CNN que les dirigeants de l’Etat islamique « se moquent tous de l’Armée syrienne libre. Ils ne les prennent pas au sérieux. Ils disent : « Les meilleurs vendeurs d’armes que nous avons sont les FSA. S’ils obtiennent une bonne arme, ils nous la vendent. » Ils ne les prennent pas au sérieux. Ils prennent Assad au sérieux. Ils prennent au sérieux, bien sûr, les bombes. Mais ils ne craignent rien, et le FSA ne joue aucun rôle.
La campagne de bombardements de Poutine a provoqué une série d’articles anti-Russie dans la presse américaine. Le 25 octobre, le New York Times a rapporté, en citant des responsables de l’administration Obama, que des sous-marins et des navires espions russes opéraient de manière « agressive » près des câbles sous-marins qui acheminent une grande partie du trafic Internet mondial – bien que, comme le reconnaît l’article, il n’y ait « encore aucune preuve » d’une quelconque tentative russe d’interférer réellement avec ce trafic. Dix jours plus tôt, le Times publiait un résumé des intrusions russes dans ses anciennes républiques satellites soviétiques, et décrivait les bombardements russes en Syrie comme étant « à certains égards un retour aux ambitieux mouvements militaires du passé soviétique ». Le rapport ne notait pas que l’administration Assad avait invité la Russie à intervenir, et ne mentionnait pas non plus les bombardements américains à l’intérieur de la Syrie qui étaient en cours depuis le mois de septembre précédent, sans l’approbation de la Syrie. Dans une tribune publiée en octobre dans le même journal, Michael McFaul, ambassadeur d’Obama en Russie entre 2012 et 2014, déclarait que la campagne aérienne russe attaquait « tout le monde sauf l’État Islamique ». Les articles anti-Russie ne se sont pas calmés après la catastrophe de Metrojet (WIKI), dont l’État Islamique a revendiqué la responsabilité. Peu de personnes au sein du gouvernement et des médias américains se sont demandées pourquoi l’État Islamique aurait pris pour cible un avion de ligne russe, avec ses 224 passagers et membres d’équipage, si l’armée de l’air de Moscou n’attaquait que les « modérés » syriens.
Les sanctions économiques, quant à elles, sont toujours en vigueur contre la Russie pour ce qu’un grand nombre d’Américains considèrent comme les crimes de guerre de Poutine en Ukraine, tout comme les sanctions du département du Trésor américain contre la Syrie et contre les Américains qui y font des affaires. Le New York Times, dans un rapport sur les sanctions fin novembre, a repris une vieille affirmation sans fondement, en disant que les actions du Trésor « soulignent un argument que l’administration a de plus en plus souvent avancé à propos de M. Assad alors qu’elle cherche à faire pression sur la Russie pour qu’elle renonce à le soutenir : bien qu’il professe être en guerre contre les terroristes islamistes, il a une relation symbiotique avec l’État Islamique qui lui a permis de prospérer alors qu’il s’accrochait au pouvoir ».
Les quatre éléments centraux de la politique syrienne d’Obama restent intacts aujourd’hui : l’insistance sur le fait qu’Assad doit partir, qu’aucune coalition anti-État islamique avec la Russie n’est possible, que la Turquie est un allié indéfectible dans la guerre contre le terrorisme et qu’il existe réellement des forces d’opposition modérées importantes que les États-Unis peuvent soutenir. Les attentats de Paris du 13 novembre, qui ont fait 130 morts, n’ont pas modifié la position publique de la Maison Blanche, bien que de nombreux dirigeants européens, dont François Hollande, aient prôné une plus grande coopération avec la Russie et aient accepté de se coordonner plus étroitement avec son armée de l’air ; il a également été question de la nécessité d’être plus souple quant au calendrier de la sortie d’Assad du pouvoir. Le 24 novembre, M. Hollande s’est rendu à Washington pour discuter de la manière dont la France et les États-Unis pourraient collaborer plus étroitement dans la lutte contre l’État Islamique. Lors d’une conférence de presse conjointe à la Maison Blanche, Obama a déclaré que lui et Hollande avaient convenu que « les frappes russes contre l’opposition modérée ne font que renforcer le régime d’Assad, dont la brutalité a contribué à alimenter la montée » de l’Etat Islamique. Hollande n’est pas allé aussi loin, mais il a déclaré que le processus diplomatique de Vienne « conduirait au départ de Bachar el-Assad… un gouvernement d’unité est nécessaire ». La conférence de presse n’a pas abordé l’impasse bien plus urgente entre les deux hommes sur la question d’Erdoğan. Obama a défendu le droit de la Turquie à défendre ses frontières ; Hollande a déclaré qu’il était « urgent » que la Turquie prenne des mesures contre les terroristes. Le conseiller du JCS a dit que l’un des principaux objectifs de Hollande en se rendant à Washington avait été d’essayer de persuader Obama de se joindre à l’UE dans une déclaration de guerre mutuelle contre l’État Islamique. Obama a dit non. « Les Européens ne s’étaient pas adressés à l’OTAN, dont la Turquie fait partie, pour une telle déclaration. C’est la Turquie qui pose problème », a déclaré le conseiller du JCS.
Assad, naturellement, n’accepte pas qu’un groupe de dirigeants étrangers décide de son avenir. Imad Moustapha, aujourd’hui ambassadeur de Syrie en Chine, était doyen de la faculté d’informatique de l’Université de Damas, et un proche collaborateur d’Assad, lorsqu’il a été nommé en 2004 ambassadeur de Syrie aux États-Unis, poste qu’il a occupé pendant sept ans. Moustapha est connu pour être toujours proche d’Assad, et on peut lui faire confiance pour refléter ce qu’il pense. Il a dit que pour Assad, céder le pouvoir signifierait capituler devant les « groupes terroristes armés » et que les ministres d’un gouvernement d’unité nationale – tel que proposé par les Européens – seraient perçus comme redevables aux puissances étrangères qui les ont nommés. Ces puissances pourraient rappeler au nouveau président « qu’elles pourraient facilement le remplacer comme elles l’ont fait auparavant pour le prédécesseur… ». Assad est redevable à son peuple : il ne pourrait pas partir parce que les ennemis historiques de la Syrie exigent son départ.
Moustapha a également évoqué la Chine, un allié d’Assad qui aurait engagé plus de 30 milliards de dollars dans la reconstruction d’après-guerre en Syrie. La Chine, elle aussi, s’inquiète de l’État Islamique. La Chine considère la crise syrienne sous trois angles, a-t-il déclaré : le droit international et la légitimité, le positionnement stratégique mondial et les activités des djihadistes ouïghours, originaires de la province du Xinjiang, à l’extrême ouest de la Chine. Le Xinjiang est limitrophe de huit nations – la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l’Afghanistan, le Pakistan et l’Inde – et, selon la Chine, sert d’entonnoir au terrorisme dans le monde et en Chine. De nombreux combattants ouïgours actuellement en Syrie sont connus pour être membres du Mouvement islamique du Turkestan oriental – une organisation séparatiste souvent violente qui cherche à établir un État ouïgour islamiste dans le Xinjiang. Le fait qu’ils aient été aidés par les services de renseignement turcs pour passer de la Chine à la Syrie en passant par la Turquie a provoqué une énorme tension entre les services de renseignement chinois et turcs », a déclaré Moustapha. La Chine craint que le rôle turc de soutien aux combattants ouïgours en Syrie ne soit étendu à l’avenir pour soutenir les intentions de la Turquie au Xinjiang. Nous fournissons déjà au service de renseignement chinois des informations concernant ces terroristes et les routes qu’ils ont empruntées pour se rendre en Syrie.
Les préoccupations de Moustapha ont été reprises par un analyste des affaires étrangères de Washington qui a suivi de près le passage des djihadistes en Turquie et en Syrie. L’analyste, dont les avis sont régulièrement sollicités par les hauts fonctionnaires du gouvernement, m’a dit que « Erdoğan a fait entrer des Ouïgours en Syrie par des moyens de transport spéciaux alors que son gouvernement fait de l’agitation en faveur de leur lutte en Chine. Les terroristes musulmans ouïgours et birmans qui s’échappent en Thaïlande obtiennent d’une manière ou d’une autre des passeports turcs et sont ensuite envoyés en Turquie pour transiter vers la Syrie.’ Il a ajouté qu’il existait également ce qui s’apparentait à une autre « filière » qui acheminait les Ouïgours (WIKI) – les estimations varient de quelques centaines à plusieurs milliers au fil des ans – de la Chine au Kazakhstan pour les faire passer en Turquie, puis sur le territoire de l’Etat Islamique en Syrie. Les services de renseignement américains, a-t-il dit, ne reçoivent pas de bonnes informations sur ces activités parce que les initiés qui sont mécontents de la politique ne leur parlent pas. Il a également déclaré qu’il n’était « pas évident » que les responsables de la politique syrienne au sein du département d’État et de la Maison Blanche « comprennent ». Anthony Davis, de l’IHS-Jane’s Defence Weekly, a estimé en octobre que pas moins de cinq mille combattants potentiels ouïgours sont arrivés en Turquie depuis 2013, et que peut-être deux mille d’entre eux sont passés en Syrie. Moustapha a déclaré avoir des informations selon lesquelles « jusqu’à 860 combattants ouïgours se trouvent actuellement en Syrie ».
L’inquiétude croissante de la Chine concernant le problème ouïgour et son lien avec la Syrie et l’État Islamique ont préoccupé Christina Lin, une universitaire qui s’est occupée des questions chinoises il y a dix ans alors qu’elle servait au Pentagone sous Donald Rumsfeld. « J’ai grandi à Taiwan et je suis arrivée au Pentagone en tant que critique de la Chine », m’a dit Lin. « J’avais l’habitude de diaboliser les Chinois comme des idéologues, et ils ne sont pas parfaits. Mais au fil des ans, en les voyant s’ouvrir et évoluer, j’ai commencé à changer de perspective. Je vois la Chine comme un partenaire potentiel pour divers défis mondiaux, notamment au Moyen-Orient. Il y a de nombreux endroits – la Syrie par exemple – où les États-Unis et la Chine doivent coopérer en matière de sécurité régionale et de lutte contre le terrorisme ». « Quelques semaines plus tôt », a-t-elle ajouté, « la Chine et l’Inde, ennemis de la guerre froide qui « se détestaient plus que la Chine et les États-Unis ne se détestaient, ont mené une série d’exercices conjoints de lutte contre le terrorisme. Et aujourd’hui, la Chine et la Russie veulent toutes deux coopérer avec les États-Unis sur les questions de terrorisme ». Selon Lin, la Chine pense que les militants ouïgours qui se sont rendus en Syrie sont formés par l’État Islamique à des techniques de survie destinées à les aider lors de voyages de retour secrets vers la Chine continentale, en vue de futures attaques terroristes. Si Assad échoue », écrit Lin dans un article publié en septembre, « les combattants jihadistes de la Tchétchénie russe, du Xinjiang chinois et du Cachemire indien se tourneront alors vers le front intérieur pour poursuivre le jihad, soutenus par une nouvelle base opérationnelle syrienne bien approvisionnée au cœur du Moyen-Orient ».
Le général Dempsey et ses collègues des chefs d’état-major interarmées ont maintenu leur dissidence en dehors des canaux bureaucratiques, et ont survécu à leur mandat. « Ce n’est pas le cas du général Michael Flynn. Flynn s’est attiré les foudres de la Maison Blanche en insistant pour dire la vérité sur la Syrie », a déclaré Patrick Lang, un colonel de l’armée à la retraite qui a occupé pendant près de dix ans le poste de chef des renseignements civils sur le Moyen-Orient pour la DIA. ‘Il pensait que la vérité était la meilleure chose et ils l’ont poussé dehors. Il ne voulait pas se taire ». Flynn m’a dit que ses problèmes allaient au-delà de la Syrie. Je secouais les choses à la DIA – et pas seulement en déplaçant des chaises longues sur le Titanic. C’était une réforme radicale. Je sentais que les dirigeants civils ne voulaient pas entendre la vérité. J’ai souffert pour cette raison, mais je suis d’accord avec cela’. Dans une récente interview accordée à Der Spiegel (WIKI) , Flynn n’a pas mâché ses mots à propos de l’entrée de la Russie dans la guerre en Syrie : « Nous devons travailler de manière constructive avec la Russie. Que cela nous plaise ou non, la Russie a pris la décision d’être là et d’agir militairement. Ils sont là, et cela a radicalement changé la dynamique. Vous ne pouvez donc pas dire que « la Russie est mauvaise ; ils doivent rentrer chez eux ». Ce n’est pas ce qui va se passer. Soyez réaliste ».
Peu de membres du Congrès américain partagent ce point de vue. Une exception est Tulsi Gabbard, une démocrate d’Hawaï et membre de la commission des services armés de la Chambre des représentants qui, en tant que major de la garde nationale de l’armée, a servi deux fois au Moyen-Orient. Dans une interview sur CNN en octobre, elle a déclaré : « Les États-Unis et la CIA devraient mettre fin à cette guerre illégale et contre-productive visant à renverser le gouvernement syrien d’Assad et devraient rester concentrés sur la lutte contre … les groupes extrémistes islamiques ».
Cela ne vous inquiète-t-il pas, a demandé l’intervieweur, que le régime d’Assad ait été brutal, tuant au moins 200 000, voire 300 000 personnes de son propre peuple ?
Les choses qui sont dites à propos d’Assad en ce moment », a répondu Gabbard, « sont les mêmes que celles qui étaient dites à propos de Kadhafi, les mêmes que celles qui étaient dites à propos de Saddam Hussein par ceux qui préconisaient que les États-Unis… renversent ces régimes… Si cela se produit ici en Syrie … nous nous retrouverons dans une situation avec des souffrances bien plus grandes, avec une persécution bien plus grande des minorités religieuses et des chrétiens en Syrie, et notre ennemi sera bien plus fort. »
Donc, ce que vous dites, demande l’intervieweur, c’est que l’engagement militaire russe dans les airs et l’engagement iranien sur le terrain – ils rendent en fait service aux États-Unis ?
‘Ils travaillent à la défaite de notre ennemi commun’, a répondu Gabbard.
Gabbard a dit plus tard que nombre de ses collègues du Congrès, démocrates et républicains, l’ont remerciée en privé de s’être exprimée. « Il y a beaucoup de gens dans le grand public, et même au Congrès, qui ont besoin qu’on leur explique clairement les choses », a déclaré Gabbard. « Mais c’est difficile quand il y a tant de tromperie sur ce qui se passe. La vérité n’est pas sortie. » Il est inhabituel pour un politicien de remettre en question la politique étrangère de son parti directement et de manière officielle. Pour quelqu’un de l’intérieur, ayant accès aux renseignements les plus secrets, parler ouvertement et de manière critique peut être un frein à sa carrière. La dissidence informée peut être transmise par le biais d’une relation de confiance entre un journaliste et les personnes de l’intérieur, mais elle ne comporte presque jamais de signature. La dissidence existe pourtant. Le consultant de longue date du Commandement des opérations spéciales conjointes n’a pu cacher son mépris lorsque je lui ai demandé son avis sur la politique américaine en Syrie. La solution en Syrie est juste sous notre nez », a-t-il déclaré. Notre principale menace est l’État Islamique et nous devons tous – les États-Unis, la Russie et la Chine – travailler ensemble. Bachar restera en fonction et, une fois le pays stabilisé, il y aura des élections. Il n’y a pas d’autre option ».
La voie indirecte de l’armée vers Assad a disparu avec la retraite de Dempsey en septembre. Son remplaçant en tant que président des chefs d’état-major interarmées, le général Joseph Dunford, a témoigné devant la commission des forces armées du Sénat en juillet, deux mois avant de prendre ses fonctions. « Si vous voulez parler d’une nation qui pourrait constituer une menace existentielle pour les États-Unis, je dois citer la Russie », a déclaré Dunford. Si vous regardez leur comportement, c’est tout simplement alarmant ». En octobre, en tant que président, Dunford a rejeté les efforts de bombardement russes en Syrie, déclarant au même comité que la Russie « ne combat pas » l’Etat Islamique. Il a ajouté que l’Amérique devait « travailler avec ses partenaires turcs pour sécuriser la frontière nord de la Syrie » et « faire tout ce qui est en notre pouvoir pour permettre aux forces d’opposition syriennes contrôlées » – c’est-à-dire les « modérés » – de combattre les extrémistes.
Obama dispose désormais d’un Pentagone plus docile. Il n’y aura plus de contestations indirectes de la part de la direction militaire à sa politique de dédain pour Assad et de soutien à Erdoğan. Dempsey et ses associés restent mystifiés par le fait qu’Obama continue à défendre publiquement Erdoğan, étant donné les solides arguments de la communauté du renseignement américaine contre lui – et les preuves qu’Obama, en privé, accepte ces arguments. ‘Nous savons ce que vous faites avec les radicaux en Syrie’, a déclaré le président au chef du renseignement d’Erdoğan lors d’une réunion tendue à la Maison Blanche (comme je l’ai rapporté dans le LRB du 17 avril 2014). Les chefs d’état-major interarmées et la DIA ne cessaient d’informer les dirigeants de Washington de la menace djihadiste en Syrie, et du soutien que lui apportait la Turquie. Le message n’a jamais été écouté. Pourquoi ?
Lettres
Vol. 38 n° 2 – 21 janvier 2016
Si nous extrayons le cœur de l’article de Seymour Hersh de l’histoire des sombres agissements de l’armée américaine, nous trouvons encore un autre plaidoyer pour embrasser le régime Assad comme un » moindre mal » (LRB, 7 janvier). Nous ne soulignerons que deux des erreurs factuelles flagrantes du récit de Hersh. Tout d’abord, il répète le mythe selon lequel les armes fournies aux FSA seraient transmises à l’État Islamique ; sa source pour cela est l’Etat Islamique lui-même, relayé par le journaliste allemand Jürgen Todenhöfer (WIKI) , qui n’a pas eu raison sur le massacre de Houla en 2012. Hersh accepte ce qu’il a à dire sans poser de questions. Il se trouve qu’il existe des renseignements concrets sur cette question. Conflict Armament Research a effectué une analyse des armes capturées à l’Etat Islamique par les YPG (WIKI) à Koban (WIKI) et dans le nord de l’Irak, qui montre que le stock d’armes de l’Etat Islamique est en grande majorité composé d’armes capturées aux armées syrienne et irakienne.
Deuxièmement, Hersh écrit comme si l’Etat Islamique et les autres forces d’opposition en Syrie étaient des alliés, faisant référence aux « groupes islamistes extrémistes qui combattent aux côtés de Jabhat al-Nusra et de l’Etat Islamique ». En fait, l’opposition armée syrienne a été l’adversaire le plus constant de l’Etat Islamique, les expulsant d’Alep en janvier 2014 et d’une grande partie du reste du pays avant l’été, tandis qu’Assad a choisi de les bombarder et d’ignorer l’Etat Islamique.
Hersh ne fait pas mieux sur le front politique. Il est universellement admis qu’en Irak, il doit y avoir une stratégie politique pour saper l’emprise de l’Etat Islamique – c’est-à-dire un gouvernement à Bagdad dans lequel la minorité sunnite peut avoir une certaine confiance. Mais Hersh, pour une raison quelconque, pense que cela ne s’applique pas à la Syrie. Personne ne peut douter que si l’Occident embrassait Assad, cela fournirait à l’Etat Islamique une arme de propagande bien plus puissante que toutes celles qu’il possède actuellement.
Il y a, il est inutile de le dire, également une dimension morale. L’Etat Islamique est une organisation terroriste brutale, responsable de quelque 1800 morts civiles en Syrie, et liée à huit cents autres meurtres ailleurs dans le monde. Mais le régime d’Assad est lui aussi une organisation brutale, responsable de plus de 100 000 morts civils et du genre de dévastation à l’échelle du pays dont l’Etat Islamique ne peut que rêver. Selon quel critère concevable Assad peut-il être considéré comme le « moindre » de ces deux maux répugnants ?
Nader Hashemi ; Thomas Pierret ; Yassin al-Haj Saleh ; Brian Slocock
Université de Denver, Colorado ; Université d’Edimbourg ; Istanbul ; Chester
Le récit de Seymour Hersh sur l’implication des Ouïghours en Syrie simplifie à l’excès tant la violence au Xinjiang, dans l’ouest de la Chine, que les causes de la migration des Ouïghours vers la Turquie. Hersh cite l’ambassadeur de Syrie en Chine, qui affirme que les services secrets turcs ont parrainé le flux de « djihadistes ouïgours » vers la Syrie, puis ajoute qu’ils « sont connus pour être membres du Mouvement islamique du Turkestan oriental – une organisation séparatiste souvent violente qui cherche à établir un État ouïgour islamiste au Xinjiang ». Hersh répète ici essentiellement les arguments que le gouvernement chinois avance depuis le 11 septembre pour expliquer la violence sporadique au Xinjiang. Mais il ne reconnaît pas la marginalisation économique, la discrimination ethnique et la répression religieuse et culturelle que les communautés ouïghoures subissent depuis des décennies. Sa référence au Mouvement islamique du Turkestan oriental est particulièrement révélatrice. Le statut (et parfois l’existence) de ce groupe a longtemps été remis en question, et s’il est vrai qu’il y a eu une recrudescence de la violence terroriste au Xinjiang ces dernières années, on ne sait toujours pas qui en est responsable. Entre-temps, la Syrie, en tant qu’alliée de la Chine, a intérêt à entériner ses revendications : Hersh aurait au moins dû indiquer qu’elles sont largement contestées.
L’autre source principale de Hersh sur le Xinjiang, un « analyste des affaires étrangères de Washington » anonyme, affirme qu’il y a eu une « ligne » envoyant des djihadistes ouïgours de la Chine vers la Syrie via le Kazakhstan et la Turquie. Ce que Hersh et son informateur omettent de mentionner, c’est que les Ouïgours fuient le Xinjiang depuis des décennies, certainement depuis bien avant l’apparition de l’Etat Islamique, et qu’à en juger par les personnes qui ont été vues dans les camps de réfugiés en Malaisie, en Thaïlande et au Cambodge, la plupart sont des familles en quête d’asile. La Chine a affirmé à plusieurs reprises que des centaines de Ouïgours ont combattu avec l’Etat Islamique, mais ni elle ni personne ne peut étayer cette affirmation. Une petite minorité peut être impliquée dans le conflit syrien, mais dépeindre tous les migrants ouïgours de cette manière ne sert qu’à légitimer les politiques répressives de la Chine à l’encontre des Ouïgours du Xinjiang.